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Bruno Wojtinek, s'il avait su...


 
Habile et rapide au sprint, il avait tout du prodige, et il fut comparé à Van Looy. Mais c’était aller vite en besogne. Portait du Nordiste Bruno Wojtinek, dont la carrière fut brisée par un stupide accident… 
 
Pour saisir le jeune homme qu’il a été, et les rêves qu’il a fait naitre, sans doute faut-il se souvenir de ce que Jean-Marie Leblanc, reporter, écrivait en avril 1986 : « derrière sa dégaine de play-boy, “Wojti”, comme on l’appelle familièrement, cache une grosse cylindrée de champion : simple et puissant à la fois, de la détente, du “rognon”, de l’opportunisme, un sens aigu de la course, une absence totale de complexes »[1]. Puis de souligner, « au jeu des comparaisons, [que] les plus enthousiastes en réfèrent à Van Looy »[2]… Tel semblait donc Bruno Wojtinek, petit-fils de mineur et fils de sidérurgiste, qui avait débarqué chez les professionnels nanti d’une réputation de surdoué. Oui, pour les observateurs, un gosse exceptionnel dont les prouesses, répétées chaque dimanche en cadet, en junior, eurent tôt fait d’alerter Cyrille Guimard, le meilleur directeur sportif de l’époque. La conséquence fut qu’après une centaine de victoires, le Nordiste abrégea sa carrière amateur et se lança, à vingt et un ans, dans l’aventure de ce que le journaliste René Deruyk aimait à nommer les « rémunérés »[3]. En l’espèce, un mot à considérer au sens strict : payés ! Bruno Wojtinek était payé, et même grassement, pour redonner au cyclisme français le grand routier-sprinter qu’il espérait depuis la fin des années soixante-dix. L’honnêteté oblige à dire qu’en 1984, le prodige s’en sortit plutôt bien, gagnant le Grand Prix de Rennes et terminant deuxième du Grand Prix d’Isbergues, puis troisième de Blois-Chaville, seulement devancé par Sean Kelly et Steven Rooks. Et la saison d’après, il fit mieux encore : une étape et le classement final du Tour de Bretagne, deux étapes du Tour de Sicile, une étape au Tour du Luxembourg. Sans oublier ses deuxièmes places au classement final du Tour de Sicile et des Quatre Jours de Dunkerque, ce dernier disputé devant son public. Mais cela n’était rien, croyait-on, au regard de la deuxième place qu’il avait signée dans Paris-Roubaix, le 14 avril 1985. À tout juste vingt-deux ans…
Que l’on nous permette de resituer son exploit. Les chiffres, d’abord : 265,500 kilomètres parcourus en 7 h 21 mn 10 sec, à quelque 36 kilomètres/heure de moyenne. Et comme décor, le martyrologue de l’Enfer du Nord, comprenez le vent, les sentes, les pavés, les ornières, auxquels il fallait ajouter les gifles de pluie froide. Bref ! une édition dantesque, cataloguée parmi les plus éprouvantes de l’histoire. Inutile de préciser que personne n’attendait Bruno Wojtinek : trop vert, trop tendre ! Le combat commença, roue dans roue, épaule contre épaule, sur des tétons de granit transformés en « savonnette », selon l’expression de Gilbert Duclos-Lassalle[4]. Soudain Moser jaillit, alors qu’il restait quatre-vingt-cinq kilomètres ! Un coup de folie, néanmoins relayé par le récent vainqueur du Tour des Flandres, Éric Vanderaerden… Wojti ? Il suivait son bonhomme de chemin, escorté par Marc Madiot, son équipier, et par LeMond, Matthys, Kelly, Kuiper. Le haut du pavé, en somme, dans un final bientôt bouleversé par l’attaque décisive de l’autre coureur de Guimard. Puis, quand Marc Madiot se fut mis hors de portée, Bruno Wojtinek bondit à son tour, parachevant la suprématie collective des Renault-Gitane. Avec cette évidence qui coulait de source : lui aussi remporterait un jour la « reine des classiques »…
Nous en étions donc là, au printemps 1986, lorsque Jean-Marie Leblanc braqua sur lui le pinceau de sa torche. « Salaire princier, voiture de sport. La tête va-t-elle tenir ? », interrogeait-il…[5] C’était exprimer tout haut ce que chacun pressentait : recruté à prix d’or, durant l’intersaison, par l’équipe Peugeot, le nouveau cador évoluait sur un fil, au-dessus d’un abime… Non pas qu’il fût décevant : à cet instant de sa carrière, il gagnait régulièrement… Mais, signe des temps, il ne montrait point cette hargne qui avait habité les géants, dont le fameux Van Looy auquel on l’avait trop prestement associé. Et il ne montrait pas davantage le sérieux, l’envie, la pugnacité de l’Irlandais Sean Kelly, son contemporain, devenu numéro 1 mondial — un Kelly que l’on pouvait entendre déclarer : « Wojti ? Il est capable de faire n’importe quoi et n’importe où avec les plus forts. Encore faut-il qu’il le veuille… »[6]
Il le voulait quelquefois, notamment dans les courses du Nord où ses dispositions naturelles lui permettaient de briller à bon compte, applaudi par des voisins acquis à sa cause. Ainsi décrocha-t-il le Grand Prix de Denain en 1986 et 1987, et deux étapes aux Quatre Jours de Dunkerque 1986. Il entretint également l’illusion dans les classiques, finissant cinquième de Milan-San Remo en 1986, sixième de Paris-Roubaix en 1987. Mais ce n’était évidemment pas assez pour un espoir de sa trempe… D’autant qu’il enchaina avec une éclipse lamentable, en 1988, abandonnant même l’unique Tour de France qu’il devait disputer… D’où sa décision, courageuse, de renouer avec Cyrille Guimard en 1989, et de travailler ses bases. La rumeur prétend d’ailleurs qu’il s’entrainait enfin d’arrache-pied, rêvant de revanches, de victoires, quand… oh ! le destin : une portière imbécile qui s’ouvrit brutalement, le projetant violemment sur le sol. C’était le 3 mars 1989, à la veille du Circuit du Het Volk dont il était un possible outsider. Il fut relevé le genou droit en miettes, les yeux hagards. « On est atterré : ainsi se clôt la carrière d’un coureur, peut-être le plus doué de sa génération ; à vingt-six ans », soupira René Deruyk[7]. De fait, Bruno Wojtinek ne revint jamais dans les pelotons. Sauf pour expliquer, sourdement, qu’il aurait dû mieux faire, que s’il avait su…
 

© Christophe Penot

Retrouvez chaque mois la suite de cette série de portraits dans La France Cycliste,
le magazine officiel de la Fédération Française de Cyclisme.

 
 
Bruno Wojtinek en bref 
 
  • Né le 6 mars 1963 à Valenciennes.
  • Professionnel chez Renault (1985 et 1985), Peugeot (1986), Z (1987 et 1988), Système U (1989).
  • Principales victoires : Grand Prix de Rennes 1984 ; Tour de Bretagne 1985 ; une étape au Tour du Luxembourg 1985 ; deux étapes au Tour de Sicile 1985 ; deux étapes de Paris-Nice 1986, deux étapes des Quatre Jours de Dunkerque 1986 ; une étape du Critérium du Dauphiné 1986 et 1987 ; une étape au Tour de Suède 1986 ; Grand Prix de Denain 1986 et 1987 ; une étape au Tour du Limousin 1987 ; prologue du Tour Méditerranéen 1988.


[1]L’Équipe Magazine du 12 avril 1986.
[2]Ibid.
[3]La Voix du Nord du 20 décembre 1989.
[4] In L’Année du cyclisme 1985, p. 43.
[5]L’Équipe Magazine du 12 avril 1986.
[6]La Voix du Nord du 20 décembre 1989.
[7]Ibid.



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