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Philippe Bouvatier, cas unique

 
Il avait du feu dans les jambes. Au début des années quatre-vingt, chacun imaginait qu’il succéderait à Hinault, mais dans le style d’Anquetil. Portrait de Philippe Bouvatier, avant et après… 
   
Du plus loin qu’il nous en souvienne, il donnait l’image d’une mante ou d’une étrange araignée. Un buste court, de grands bras, des jambes interminables… Oui, une mante, qui déployait sa silhouette comme le Murat de l’Empire, semant partout la terreur ! Que n’a-t-on écrit à son sujet… Qu’il pouvait tout se permettre. Qu’il attaquait où il voulait et gagnait quand il voulait. C’est simple : première course, première victoire ; deuxième course, deuxième victoire ; troisième course, troisième victoire. « Et ainsi de suite. Le petit prodige, quoi ! », résuma Jean-Marie Leblanc, en juillet 1984[1]. Témoignage corroboré par les archivistes de L’Équipe Magazine : « Cent quinze victoires en cinq ans, dont trente-cinq chez les cadets. Bouvatier bénéficie depuis longtemps d’une notoriété nullement usurpée. Champion de Normandie sur route en 1980, 1981 et 1982, il remporta, également en 1982, l’épreuve en ligne et le contre-la-montre pour être sacré champion de France junior à Annemasse. »[2] Puis d’expliquer que ce Normand, né en Rouen le 12 juin 1964, poursuivit sa domination dans les rangs des séniors, enlevant Paris-Auxerre, Paris-Mantes et le Grand Prix des Nations amateurs en 1983, Paris-Évreux et Paris-Lisieux en 1984. Seul échec notable : il avait terminé vingt-neuvième aux Jeux Olympiques, balayé par Alexis Grewal et deux garçons qui se feraient un nom chez les professionnels : Steve Bauer et Dag Otto Lauritzen. Or, n’avait-il pas raconté qu’il se voyait avec la médaille d’or autour du cou ? Car tel était aussi notre prodige : un jeune homme franc du collier, dont le discours décalé agaçait le milieu !« Passionné de lectures philosophiques, Bouvatier sait ce qu’il veut, parle beaucoup, mais agit de même », lisait-on encore dans L’Équipe Magazine.[3] Bref, tout annonçait un immense champion et un sacré personnage…
Mais, d’abord, l’immense champion… Chacun y croyait tant sa supériorité échappait au commun. Un don rare, qui laissait les observateurs étourdis et faisait immanquablement songer à un autre Rouennais. « La même morphologie — 1,83 m, 68 kg, les fémurs très longs —, le même moteur de Formule 1 dans la poitrine (44 pulsations cardiaques à la minute, et une capacité thoracique de 7 litres). Le même caractère cabochard. Bouvatier, tout le portrait d’Anquetil »[4], s’enflammait la rédaction de L’Équipe, tandis que Robert Pajot remarquait dans L’Année du cyclisme, en septembre 1984 : « Pour l’heure, Cyrille Guimard lui accorde sa confiance et c’est déjà une première garantie. »[5] De fait, au lendemain des Jeux olympiques, Philippe Bouvatier s’était engagé sous la bannière des Renault-Gitane et avait aussitôt disputé le Tour de l’Avenir aux côtés de Charly Mottet, son leader officiel. Dans le peloton, également, Miguel Indurain, Piasecki, Jurco, Skoda, Ugrumov, Van Lancker et un deuxième espoir, Jean-François Bernard… L’idée était bien sûr qu’il prit des repères, personne ne l’attendant au virage. Mais son aisance était si avérée que, non content de sauver le maillot jaune de Mottet sur la route de Lourdes, il décrocha ensuite la troisième place au classement final. En somme, un exploit supplémentaire propre à confirmer l’optimisme général. « Il ne jettera plus bientôt qu’un œil presque distrait sur ce qu’on écrira à son propos. Parce que Philippe Bouvatier va faire parler de lui. Beaucoup. Souvent », renchérissait Patrick Chêne[6].
Nous en étions là : un talent d’exception, couvé par le meilleur directeur sportif du moment. Et un Rastignac qui se piquait d’indépendance, de livres, de psychologie. D’où l’impression qu’il incarnait un coureur différent, à tout le moins plus curieux, plus moderne, que le gros du peloton des années quatre-vingt… Mais, point trop n’en fallait ; et l’on devinait cependant, à lire ses nombreuses interviews, qu’il restait un gosse de vingt ans, donc un individu fragile que la vie (le divorce de ses parents) avait très tôt malmené. Et puis, dans cette discipline aussi exigeante, où l’internationalisation prodiguait de nouveaux fuoriclasses, dont un LeMond à peine plus âgé que lui, n’avait-il pas pris la vilaine habitude de régner facilement ? Question sibylline, que Philippe Bouvet ne manqua point de poser en juin 1985, lorsque « l’élève Bouvatier »[7] abandonna le Tour du Luxembourg. « J’avoue. Je n’ai pas beaucoup bossé cet hiver. J’ai cru que c’était un peu arrivé », tenta de se défendre l’intéressé[8]. Et d’ajouter, après seulement six mois d’exercice, ce diagnostic que les suiveurs déchiffreraient comme une capitulation : « Les pros, c’est un autre monde. Un monde très agressif. Un monde d’adulte. »[9]
L’enfant qui ne voulait pas grandir… C’est un livre de Paul Éluard, qu’il avait peut-être lu. Chose certaine,

Philippe Bouvatier, cas unique

dans l’histoire du cyclisme français, laissa là toute ambition, se transmuant brutalement, et pour douze saisons, en athlète ordinaire, voué aux missions collectives. « Je me découvre une âme d’altruiste et j’ai plaisir à travailler pour des coureurs qui réalisent des choses que je ne serais pas moi-même capable de faire », devait-il affirmer à Philippe Brunel d’une voix manifestement sereine[10]. Pourtant, quelquefois… Quelquefois, oui, il paraissait desserrer ses chaines et redevenir, l’espace d’une journée, un coursier d’envergure. Ainsi en 1988, sur le Tour de France, quand il finit troisième à Guzet-Neige, terme d’une étape perdue sur un coup du mauvais sort, ayant été mal aiguillé à cent mètres de la ligne ! Ou encore en septembre 1990, lorsqu’il s’adjugea, après un joli numéro, la quatrième étape du Tour de la Communauté européenne — « sa première victoire en six années chez les pros », selon la joyeuse « accroche » de L’Équipe.[11] Sans parler de cet autre titre pour saluer son succès d’étape dans le Tour méditerranéen 1991 : « L’ancien grand espoir semble complètement relancé »[12]. Ce qui était dire, dans un mystérieux aveuglement, que les témoins de sa jeunesse continuait de chanter une légende que lui-même ne chantait plus.
 

© Christophe Penot

Retrouvez chaque mois la suite de cette série de portraits dans La France Cycliste,
le magazine officiel de la Fédération Française de Cyclisme.

 
 
Bouvatier en bref
  • Né le 12 juin 1964 à Rouen.
  • Professionnel chez Renault (septembre 1984 à 1985), Zor-BH (1986), BH (1987 à 1989), RMO (1990 et 1991), Castorama (1992 et 1993), Aubervilliers 93 (1994), Le Groupement (1995).
  • Ses victoires : Polynormande 1988 ; Duo Normand 1988 (avec Marie) ; Trio Normand 1988 (avec Marie et Barteau) ; 4e étape du Tour de la Communauté européenne 1990 ; 4e étape du Tour méditerranéen 1991 ; 3e étape du Sun Tour 1991. 
      
    (accroche)
     
    Et d’ajouter, après seulement six mois d’exercice, ce diagnostic que les suiveurs déchiffreraient comme une capitulation : « Les pros, c’est un autre monde ».



[1]L’Équipe Magazine, 7 avril 1984.
[2]L’Équipe Magazine, 3 février 1985.
[3]Ibid.
[4]L’Équipe Magazine, 7 avril 1984.
[5]L’Année du cyclisme 1984, Calmann-Lévy, p. 194.
[6]L’Équipe, 19 septembre 1984.
[7]L’Équipe Magazine, 22 juin 1985.
[8]Ibid.
[9]Ibid.
[10]L’Équipe, 9 juillet 1988.
[11]L’Équipe, 10 septembre 1990.
[12]L’Équipe, 16 février 1991.



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